vendredi 9 février 2018

En même temps, toute la terre et tout le ciel

Baie Desolation, Colombie britannique, Canada, 2011 Écrivain privée d'inspiration, Ruth découvre sur une plage un sac abandonné. Sans doute un des multiples restes du tsunami de 2011, qui s'échouent régulièrement sur les plages canadiennes. A l'intérieur, un bento Hello Kitty qui renferme un journal intime, reprenant la couverture originale de À la recherche du temps perdu, mais aussi un vieux carnet et quelques lettres illisibles. Ruth entreprend de résoudre l'énigme et de traduire le journal. Elle découvre l'histoire de Nao Yasutani, adolescente japonaise de seize ans. Ruth et son mari, Oliver plongent dans l'intimité d'une jeune fille déracinée qui a dû regagner Tokyo, sa ville natale, terre inconnue dont elle ne maîtrise pas les codes. Un retour brutal, le début du calvaire pour Nao : humiliée par ses camarades, la jeune fille se réfugie un temps chez son arrière-grand-mère, Jiko, fascinante nonne zen de 104 ans, ancienne anarchiste féministe, qui vit dans un temple près de Fukushima. Là, Nao apprend à être attentive à l'instant présent, à écouter les fantômes. Celui de son grand-oncle, Haruki Ier. Nao va mieux, jusqu'à ce jour tragique à l'école. Privée de tout lien avec ses parents, la jeune fille dérive de nouveau. Au risque de se perdre complètement. À des milliers de kilomètres, Ruth n'a qu'une obsession : sauver Nao. Mais comment la retrouver ? De quand date ce journal ? Ce peut-il que la jeune fille ait disparu, emportée par le tsunami ?  

 Voici  un roman qui m'a particulièrement plu. Premièrement pour l'onirisme qui se dégage du bouquin, mais également pour le style particulier où deux mondes à deux endroits différents se mélangent pour n'en former qu'un à travers le prise confidentiel d'un journal intime d'une jeune fille. Une jeune fille qui, victime de harcèlement, écrit son histoire et celle de sa famille dans son journal. Un journal intime servant de lien métaphysique entre les protagonistes. Jamais Proust n'aura autant retrouvé son temps que dans cet ouvrage poétique où les deux personnages liés par un phénomène quantique se croisent et se décroisent sur une ligne du temps qui se distord à coup sûr. 

On y ressent une forte influence du style Murakami et plus particulièrement de Kafka sur le rivage. Il y a cette même poésie, ce lyrisme et une douce mélancolie qui flotte et qui rendent la lecture agréable. Peut-être est-ce dû à l'histoire de Nao, victime de harcèlement qui ajoute cette touche mélancolique ou bien cette envie de sauver et de découvrir le sort réservé à Nao qui font que Ruth brasse toute la terre et tout le ciel ? 

"Dehors, dans le grand cèdre près de l'appentis, le corbeau de jungle rentrait la tête dans les épaules pour se protéger de la pluie. Ké, ké, ké, disait le corbeau. Il rouspétait contre le vent, mais le vent ne l'entendait pas à cause du vacarme, si bien qu'il ignora cet appel. Les branches se balancèrent, le corbeau s’agrippa plus fort pour se préparer à décoller vers le ciel". 

L'ambiance et l'effet humidité de la lecture (il y a assez bien de relation avec l'eau dans la narration) ont fait que ce livre m'a emporté comme une vague du naufrage. Aussi, il faut reconnaître que l'on a une impression d'avoir échoué soi-même dans tout cela. Passager du bateau qui sombrera. Autant de sens au livre qui s'échoue sur la plage, que pour Ruth qui reste dans le doute avec cette sensation d'avoir perdu à l'avance dans pas mal de choses. Là, encore le temps se distord. Le livre amène à quelques réflexions et pensées sur nos choix et l'influence de ceux-ci sur notre existence. On sent beaucoup d'interrogation de la part de l'auteure au niveau de l'écologie avec les références sur le tsunami, mais on y sent également un vécu personnel à travers le personnage intéressant de Jiko qui vit dans un temple bouddhiste retiré dans les montagnes, comme le fut Ruth Ozeki. Le réel se mélange à l'irréel et c'est beau.
  

"Les mots de Nao lui revinrent à l’esprit. Ou étaient-ce ceux de Jiko ? Etudier la Voie, c’est s’étudier soi-même. Non, c’était Haruki qui avait dit ça. En citant le maître Dogen qui parlait du zazen. D’une certaine manière, Ruth comprenait cette phrase. A ses yeux, le zazen se définissait comme une sorte d’observation de soi « moment par moment » censée conduire vers l’éveil. Mais ça voulait dire quoi au juste ?"

"S’étudier soi-même, c’est s’oublier soi-même. Peut-être qu’en pratiquant le zazen, l’impression que nous avons d’incarner un être solide, singulier, se dissout et qu’on finit par l’oublier. Quel soulagement, de savoir que l’on est libre de déambuler joyeusement dans l’éventail quantique de tous les possibles".

"S’oublier soi-même, c’est être éveillé par toutes les existences. Les montagnes et les rivières, l’herbe et les arbres, les corbeaux, les chats, les loups et les méduses". 

C'est un livre que je conseille à ceux qui ont lu Kafka sur le rivage et qu'ils l'ont apprécié. Ceux-ci devraient peut-être trouver celui-ci intéressant. C'est un des livres que j'emporterais sur une idée déserte. Autre point intéressant est le grand soin du traducteur à annoter le vocabulaire lexical spécifique du Japon, ainsi que l'appendice qui accompagne la fin du livre. Ce qui donne un aspect éducatif et instructif intéressant supplémentaire.
 



En même temps, toute la terre et tout le ciel - Ruth Ozeki - Edition 10-18 - 600 pages - 2015 - ISBN : 978-2264063076 - 9,10 €

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